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La cité des hommes, par Dominique de Villepin (4/10): Le réflexe de la glaciation

Cet été, chaque samedi, retrouvez sur ce blog un extrait de La cité des hommes. Aujourd’hui: Le réflexe de la glaciation

Un risque plus pernicieux s’est insinué dans les habitudes diplomatiques. Hantées par le souvenir des deux guerres mondiales et la peur de l’apocalypse nucléaire, elles conduisent à maintenir certains conflits à l’état de feu couvant. Dès que les premières flammes apparaissent, le concert des puissances s’éveille pour l’étouffer, à la satisfaction apparente de tous.

On l’a vu plusieurs fois à l’oeuvre durant la guerre froide, tant la crainte d’une escalade rapide était le seul point commun entre Américains et Soviétiques. Berlin en a été le laboratoire pendant près d’un demi-siècle. Tous les murs, les rideaux de fer, les frontières intérieures du 17è parallèle au Vietnam ou du 38è parallèle en Corée ont répondu à la même démarche. Réflexe aussi d’une ONU à la fois présente et impuissante. Caisse de résonance de la moralité internationale, elle décuple le désir mondial de mettre fin au scandale de la violence. Pourtant, comme la SDN, elle n’a guère les moyens de ses ambitions, en raison du flou du chapitre VI de sa Charte et des divisions qui s’expriment au sein du Conseil de Sécurité. Fruit de bien des compromis, la logique d’interposition maintient souvent davantage le statu quo qu’elle ne permet la paix véritable, équitable et inscrite dans la durée.

Avec l’effondrement de l’Union Soviétique, le temps des crises gelées pouvait sembler révolu. L’Amérique deviendrait le gendarme du monde. L’ONU aurait les mains déliées, en l’absence de veto systématique des deux grands. A l’exception de la première guerre du Golfe, qui se voulait l’exemple d’une telle démarche de sécurité collective, il n’en fut rien, et cela pour deux raisons principales: la timidité occidentale et le goût des succès rapides et médiatiquement exploitables à l’ère du réseau universel.

La concentration de la puissance économique et militaire au Nord et la localisation des foyers de crise au Sud aggravent le fossé entre le confort des uns et la souffrances des autres. Nos opinions publiques, si elles sont promptes à plaindre les victimes, sont souvent rétives à accepter le prix à payer pour une implication réelle dans le conflit. Sous une forme ou sous une autre, le refus de « mourir pour Dantzig » marque toujours les esprits. (…)

Le goût des succès rapides et spectaculaires est plus récent. L’apparence a acquis une importance démesurée dans un monde diplomatique concurrentiel où plusieurs partenaires peuvent vouloir se prévaloir d’un règlement pour des raisons intérieures ou internationales. Cette compétition médiatique favorise les solutions a minima et les interventions trop rapides pour être réellement efficaces. C’est la logique qui risque de prévaloir en ce qui concerne le conflit entre la Géorgie et la Russie. A l’été 2008, le silence américain ouvrit la voie à d’autres médiations, et surtout à celle de l’Europe. Mais l’accord de cessez-le-feu suffit-il pour jeter les bases d’un règlement du conflit? Un processus de discussions s’est ouvert mais peut-il vraiment aboutir? Les hostilités entre Russes et Géorgiens ne font que s’envenimer, conduisant à une multiplication d’incidents et à des risques de dérives nationalistes. En outre, le danger de contagion pour d’autres pays confrontés aux problèmes de régions sécessionnistes à forte minorité russe, la Crimée en Ukraine, la Transnistrie en Moldavie, les pays baltes, s’en trouve augmenté.

Il faut mettre sur la table l’ensemble des questions dans une approche régionale ne laissant de côté aucun des dossiers connexes, qu’il s’agisse de l’OTAN ou des garanties de l’approvisionnement gazier. La Russie est-elle un élément de l’Occident? Quelle est sa spécificité? L’Europe a un rôle à jouer dans la question essentielle qui demeure celle de l’identité de la Russie.

Le gel des crises ne peut se substituer à leur règlement. Or, il en fait trop souvent office, parce qu’il rend les tensions moins visibles, qu’il apaise les consciences et donne l’illusion du temps disponible. Des risques s’attachent à cette apparente stabilité: elle peut à terme enraciner les injustices commises et conduire à des explosions d’autant plus violentes qu’elles auront été longtemps contenues. Elle peut devenir injuste, car elle entérine le fait accompli et le droit du plus fort. Hâte l’apaisement d’un conflit se limite souvent à retenir le bras de celui qui a l’avantage à un moment donné. C’est accepter le mal au nom de l’empêchement du pire.

La propension internationale au gel des crises durant le dernier demi-siècle a d’ailleurs conduit certains agresseurs à privilégier les actions rapides et surprenantes pour tirer le plus grand bénéfice de leur intervention. En somme, les tenants des coups de force se sont adaptés aux solutions qui leur étaient opposées.

Cette logique peut également se révéler pernicieuse, car elle empoisonne les relations internationales à tous les niveaux. La situation palestinienne dissémine son poison dans le monde arabo-musulman, et tant que l’exigence d’une paix juste ne sera pas assouvie, les extrémistes se nourriront des rancoeurs qu’elle suscite. Même à l’autre bout du monde, les exemples répétés de crises gelées suscitent la défiance envers les principales puissances mondiales. En prouvant leur incapacité à agir dans la durée, elles poussent indirectement à la tentation du recours à la force.

Enfin, cette attitude est humainement coûteuse car elle oblige à des opérations d’interposition complexes et à la pérennisation de camps de réfugiés qui suscitent un instant de compassion avant de tomber dans l’oubli. Les camps palestiniens au Liban ou en Jordanie ont été des facteurs de déstabilisation et de raidissement des régimes politiques, provoquant des répercussions du conflit israélo-arabe. Le drame humain que représente l’exil s’accroît avec le temps, parce que ces souffrances se transforment nécessairement en rancoeur et rendent donc l’objectif d’un droit au retour à la paix de plus en plus problématique.

Aujourd’hui, le risque est encore aggravé par l’interconnexion des crises qui les avive mutuellement et simultanément. Plus une crise a été gelée longtemps, plus sa solution nécessite l’intervention sur une pluralité de foyers secondaires, peu à peu contaminés par la crise initiale. L’islamisme sunnite né notamment des blocages de la société égyptienne et l’islamisme chiite surgi du discrédit du régime du Shah en Iran, tenu à bout de bras par les Etats-Unis, ont peu à peu gagné un terrain après l’autre, en Afghanistan et au Pakistan, dans les Territoires palestiniens, en Algérie, au Soudan. Chaque fois dans un contexte spécifique. Or, quand bien même certains foyers s’apaiseraient, c’est désormais le phénomène mondial avec ses effets de vases communicants qu’il faut traiter. La difficulté ne fait que croître, car elle essaime et s’ancre dans les consciences. En définitive, le gel des conflits est bien contraire à l’objectif d’un règlement efficace. Sous couvert de donner du temps au temps, l’abcès se creuse et prépare l’explosion future.

La cité des hommes – Dominique de Villepin – Plon – En vente dans toutes les librairies

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